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Le wokisme : un éveil légitime ou un débat polarisant ?

Le wokisme est un terme qui, dès lors qu’on l’aborde, évoque en nous une myriade d’images contradictoires et de passions enflammées. À l’origine, il renvoyait à cette idée d’éveil, cette capacité à percevoir les injustices et les discriminations enfouies dans les interstices de notre quotidien. Dans ce sens, être « woke » signifiait être conscient, être attentif aux blessures du passé et aux marges invisibles d’une société en perpétuelle transformation. Pourtant, au fil des années, cette notion s’est largement étendue, parfois galvaudée, et s’est vue investie d’une charge politique et idéologique qui divise autant qu’elle rassemble.

Ce qui est fascinant dans le phénomène du wokisme, c’est la façon dont un concept issu d’un combat légitime pour les droits civiques aux États-Unis – une lutte qui visait à réveiller les consciences face aux abus et aux discriminations – a fini par devenir un champ de bataille idéologique où se disputent le sens même de la justice et de l’égalité. Dans l’univers des campus, où les idées se font et se défont à la vitesse d’un tweet, le terme s’est imposé comme un étendard pour ceux qui revendiquent une vigilance permanente, pour dénoncer ce qui leur apparaît comme des injustices structurelles. Mais cette insistance sur le constat d’une injustice ne va pas sans prix : lorsqu’elle se mue en dogmatisme, elle tend à enfermer ses adhérents dans une posture souvent intolérante à toute divergence, au risque de réduire le débat à un simple exercice de pure moralisation.

Il est indéniable que les fondements mêmes du wokisme – la dénonciation des inégalités, l’appel à une plus grande reconnaissance des voix marginalisées, la volonté de repenser les rapports de pouvoir – trouvent leurs racines dans des luttes historiques et des aspirations universelles. Néanmoins, ce qui avait commencé comme une quête d’éveil et de justice s’est, dans de nombreux cas, transformé en une sorte de polarisation extrême où la moindre divergence d’opinion devient un acte de trahison. Ce glissement, que certains qualifient de déviation, nous invite à réfléchir sur la nature même du débat public. Ne serait-il pas paradoxal que, dans notre ère de liberté d’expression proclamée, une idéologie destinée à libérer les consciences se retrouve à museler toute pensée dissidente ? La question reste ouverte et, en cela, le wokisme nous oblige à faire preuve d’une grande humilité intellectuelle.

Il apparaît ainsi que l’essence de ce mouvement – cette capacité à être « éveillé » – se trouve parfois diluée dans une logique de censure, de cancel culture, et dans une volonté de créer des catégories d’appartenance qui, en définitive, ne font qu’accentuer les divisions. Les débats sur la cancel culture, par exemple, illustrent bien cette dérive. Si l’objectif initial était de protéger les plus vulnérables, il arrive que l’on en vienne à stigmatiser ceux qui osent exprimer une opinion différente, réduisant le pluralisme à un simple choix binaire entre ceux qui se réclament de l’éveil et ceux qui sont accusés d’être « endormis ». Un tel clivage n’est pas sans conséquences pour notre société, car il fragmente le tissu social en opposant des groupes dont les aspirations légitimes se recoupent en bien des points.

La philosophie nous enseigne que la vérité est souvent plurielle et que l’éveil ne saurait se résumer à un dogme figé. Il faut, en effet, accepter que la lutte contre les inégalités et les discriminations soit un chemin parsemé de contradictions, où les certitudes d’hier doivent laisser place aux questionnements de demain. Dans ce contexte, le wokisme, malgré ses nobles débuts, peut apparaître comme un reflet de notre incapacité à dialoguer, à accepter la nuance et à admettre que la vérité se trouve souvent dans l’entre-deux.

Au cœur de ce débat se trouve également une question plus profonde, celle de notre rapport à l’histoire et à notre identité collective. Lorsque les revendications identitaires deviennent le critère ultime de légitimation, il y a risque de perdre de vue l’universalité des droits et la force d’un humanisme partagé. Le danger n’est pas tant de lutter pour la reconnaissance des injustices que de voir cette lutte se transformer en un instrument de division, où chaque différence est perçue comme une menace à l’unité. Ce paradoxe n’est pas nouveau : il rappelle les débats de la Révolution, où l’émancipation se heurtait à la nécessité d’unir un peuple aux origines multiples.

Peut-on alors concilier l’éveil aux injustices et le maintien d’un dialogue ouvert, sans sombrer dans la tyrannie de la pensée unique ? La réponse, peut-être, réside dans la capacité de chacun à reconnaître la légitimité des expériences vécues tout en gardant à l’esprit que la pluralité des opinions est la garantie d’une démocratie vivante. Il ne s’agit pas de renier les luttes contre le racisme, le sexisme ou toute forme d’oppression, mais de les intégrer dans une vision plus large, qui ne sacrifie pas la liberté d’expression sur l’autel d’une idéologie rigide.

Ainsi, en tant qu’observateur engagé, je me positionne dans une perspective qui reconnaît la validité des aspirations à l’égalité et à la justice, tout en critiquant les excès et les dérives d’un mouvement qui, lorsqu’il s’enferme dans une posture sectaire, risque d’étouffer le débat et de fragmenter notre tissu social. Le wokisme, dans sa forme la plus authentique, pouvait être un outil puissant pour éclairer les injustices et réveiller les consciences. Mais lorsqu’il se mue en une logique de censure et de division, il devient alors l’ombre d’une idéologie qui prétend libérer, mais qui, au final, enferme.

En définitive, la réflexion sur le wokisme doit nous inviter à repenser ce que signifie être éveillé dans un monde en perpétuelle mutation, à accepter que la vérité se trouve dans la confrontation des idées plutôt que dans leur uniformisation, et à trouver un équilibre entre l’impératif de justice et la nécessité du dialogue. C’est dans cette tension entre l’universalité des droits et la reconnaissance des identités particulières que se dessine la promesse d’une société plus juste et réellement démocratique.

IMAGE : Entre les mouvements d'émancipation des minorités nés aux Etats-Unis dans les années 60 et la culture woke contemporaine, filiation ou trahison ? ©Getty - David Fenton

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