Dans un monde où les convenances médiatiques et les discours dominants tendent à formater la pensée, il devient essentiel de revenir à l’un des piliers fondamentaux de toute société réellement démocratique : la liberté d’expression. Ce droit, conquis de haute lutte par les mouvements populaires, les intellectuels engagés, les artistes en rupture et les ouvriers en colère, est aujourd’hui mis à mal, non par des lois brutales, mais par des dynamiques sourdes d’exclusion et de marginalisation des voix dissidentes.
Longtemps considérée comme le moteur de l’émancipation collective et individuelle, la liberté d’expression est aujourd’hui fragilisée par une convergence inquiétante : la marchandisation de l’espace médiatique, les logiques sécuritaires et la montée d’un consensus mou qui évacue toute pensée critique. Ainsi, comme l’écrivait Serge Halimi dans Le Monde diplomatique, les médias dominants tendent à exclure les paroles issues des luttes sociales, des quartiers populaires ou des milieux militants. Quand des intellectuels comme Françoise Vergès, Edwy Plenel ou Rokhaya Diallo posent des questions dérangeantes sur les rapports de pouvoir, l’héritage colonial ou les violences policières, ils sont souvent caricaturés, voire disqualifiés d’emblée.
En parallèle, certaines œuvres engagées — qu’elles soient littéraires, musicales ou cinématographiques — se retrouvent marginalisées non pas pour leur prétendue violence symbolique, mais parce qu’elles osent remettre en cause les privilèges établis. C’est le cas du film Les Misérables de Ladj Ly, salué à l’international mais attaqué en France pour son regard frontal sur les abus d’autorité. Ou encore des livres d’Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature, régulièrement ciblés pour leur positionnement féministe et politique clair.
Pourtant, l’histoire nous rappelle que c’est précisément lorsque les voix critiques sont libres de s’exprimer que nos sociétés progressent. Louise Michel, grande figure de la Commune, Victor Hugo dans ses discours pour la justice sociale, ou encore Simone de Beauvoir, dont les textes ont bouleversé l’ordre moral patriarcal, incarnaient une parole audacieuse, souvent dérangeante, mais toujours vivante.
Aujourd’hui, la censure ne prend plus la forme d’une interdiction officielle. Elle s’insinue par l’invisibilisation, par le soupçon permanent jeté sur les paroles militantes, et par la standardisation de la pensée dans un langage technocratique vide de sens. La peur de déplaire, de heurter le pouvoir en place, pousse à l’autocensure. La voix des précaires, des racisés, des syndicalistes, des féministes radicaux est souvent reléguée au second plan, quand elle n’est pas ridiculisée.
Face à cela, il est vital de rappeler que la liberté d’expression ne vaut rien si elle ne s’applique qu’aux puissants, ou aux opinions consensuelles. Défendre ce droit, c’est aussi permettre aux colères populaires de s’exprimer, aux luttes invisibles de faire irruption dans le débat, aux artistes de briser le vernis confortable de l’ordre établi. Refuser une liberté d’expression à géométrie variable, c’est combattre pour une démocratie réelle, ouverte aux désaccords profonds et aux alternatives radicales.
Car une parole libre ne se construit pas dans l’adhésion passive, mais dans la confrontation des idées, le choc des expériences, et l’irruption de ce qui dérange. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons bâtir un futur réellement démocratique, socialement juste et digne de toutes les voix.
Image : BNF
